
Chère lectrice, cher lecteur,
Depuis plusieurs années, je me pose des questions par rapport à mes choix de romans préférés. Qu’est-ce qui fait en sorte qu’un roman me plait plus qu’un autre? Pourquoi l’histoire présentée dans Les Vaisseaux du cœur de Benoîte Groult me bouleverse-t-elle? Je crois que tout simplement, la narratrice, dans ce récit, a réussi à parler avec intelligence à mon cœur, d’amour, de sensualité, d’affirmation de soi, de complicité. Mais encore, pour réussir à dialoguer avec un cœur, qu’est-ce que l’écrivain ou l’écrivaine doit faire? Le processus de lecture est un acte assez complexe. Lors de mes études au cycle supérieur, j’ai analysé l’effet-personnage adolescent à partir de la théorie présentée par Vincent Jouve dans son essai L’effet-personnage dans le roman. En passant, je n’aurais jamais pensé que j’allais à nouveau consulter cet ouvrage ou encore que j’allais le citer. Ce dernier mentionne dans sa partie concernant «le personnage comme prétexte» :
Pour cette dernière instance, le personnage n’est ni une marionnette, ni une personne, mais un support permettant de vivre imaginairement les désirs barrés par la vie sociale. Si le personnage peut ainsi apparaître comme médiateur entre l’imaginaire et l’auteur et les attentes du lecteur, c’est qu’il existe des invariants fantasmatiques préexistants à l’acte de lecture. Il est légitime de penser que les mécanismes psychiques à l’œuvre dans la création ne sont pas sensiblement différents de ceux qui déterminent la réception : créée pour combler le désir de l’artiste, l’œuvre comble également notre propre désir. (p. 150)
Dans ce roman, je peux, grâce au personnage de George «vivre imaginairement les désirs barrés par la vie sociale». Je crois également que je m’associe beaucoup à elle car c’est une passionnée, elle possède une force de caractère, elle apparaît indépendante, elle est intelligente, elle a une bonne culture et elle a fait des choix en fonction de sa carrière. En plus, ce récit est autobiographique; il impose donc un rapport privilégié entre l’auteur/le narrateur/ le lecteur. Ainsi, il comble un besoin entre les parties. Besoin pour l’écrivaine d’immortaliser une passion hors du commun et besoin pour le lecteur de vivre par procuration cette dernière afin de combler, peut-être, un vide émotionnel. D’ailleurs, Gauvain demandera à George d’écrire leur histoire. Mais encore, au début du récit, la narratrice me fait participer à ce dernier en m’octroyant le rôle de témoin. À la première phrase, elle pose la question suivante et me rend complice de son adultère et de son histoire : « D’abord, comment vais-je l’appeler pour que sa femme ne sache jamais?» et de poursuivre :
Il serait flatteur et plus facile pour expliquer cet amour d’évoquer une complicité d’idées ou de cultures, une amitié d’enfance, un talent rare chez l’un d’eux, une émouvante infirmité…, mais il faut bien reconnaître la vérité toute nue : ces deux-là étaient faits pour s’ignorer, voire se mépriser, et seul le langage inarticulé de l’amour leur a permis de communiquer […]. (p.14).
En ce sens, la narratrice, George, intellectuelle parisienne, et Gauvain, marin breton, vont vivre une histoire marquée par le sceau de la chair, mais qui, au fil du temps, va se transformer en amour. Ces deux êtres que tout oppose (classes sociales, études, intérêts) vont s’aimer durant plus de trente ans loin l’un de l’autre, en volant des jours ici et là à la vie. Ils vont réussir à se retrouver un peu partout aux quatre coins de la planète pour donner libre cours à leurs sentiments, à leur passion. Par ailleurs, ma pulsion de voyeurisme est doublement sollicitée. Ainsi, l’objet de voyeurisme se retrouve dans les scènes érotiques décrites par la narratrice dans des chambres et par le fait que cette relation semble interdite (convention, état matrimonial, etc.). Le premier chapitre débute ainsi :
J’avais dix-huit ans quand Gauvain m’est entré dans le cœur pour la vie, sans que nous ne le sachions, ni lui, ni moi. Oui, cela a commencé par le cœur ou ce que je prenais pour le cœur à cette époque et qui n’était encore que la peau. (p. 19).
Dans ce voyage de la vie, les deux protagonistes empruntent différents chemins, pour en arriver à l’amour. La narratrice, dès le premier chapitre, présente sa relation avec Gauvain comme étant mythique :
Quels mots d’ailleurs auraient pu rendre compte du sentiment qui nous envahissait et qui était, à l’évidence, totalement incongru et absurde? Le sentiment que nos corps et que nos âmes- car ce n’était pas nos cerveaux- aspiraient à se joindre, sans souci de tout ce qui pouvait nous séparer en ce bas monde. (p. 27).
Elle fait référence bien sûr à Platon et au concept de l’âme sœur. Comment ne pas être séduite? Deux âmes sœurs si différentes… qui se retrouvent, qui se perdent…Car Gauvain propose au tout début de l’histoire le mariage à George et il lui dit qu’il est prêt à suivre des cours, à rompre ses fiançailles et à l’épouser. Cette dernière refuse car elle a trop de préjugés et elle ne souhaite pas qu’il fasse partie de son cercle social. Elle ne se voit pas vivre à ses côtés. Elle dira :
Je ressentis un frisson de délaissement et maudis notre incapacité à vivre selon nos cœurs, la mienne sûrement, celle de Gauvain, qu’il aurait découverte plus tard. (p. 59)
George choisit alors d’écouter sa raison. Ensuite, les deux vont se marier à d’autres et avoir des enfants. Toutefois, George divorcera de son époux. Ils se revoient treize ans plus tard, par hasard, à Dakar. Ils retrouvent le langage du corps et du cœur. Ils passeront par la suite un séjour aux Seychelles :
Il était une fois dans un archipel de l’océan Indien, par le plus grand des hasards- ou était-ce la plus impérieuse des nécessités?- un marin et une historienne que rien ne prédisposait à se retrouver ensemble, l’un et l’autre habités par un désir si physique qu’ils n’osaient le nommer amour; l’un et l’autre incrédules devant cette attirance et s’attendant chaque matin à retrouver raison; l’un et l’autre enfin s’interrogeant sur ce qui leur advenait, comme vous ou moi, comme tous ceux qui ont buté un jour sur ce mystère lancinant dont seuls les poètes ont su sonder les profondeurs, sans pour autant supprimer la question. (p. 85)
Comme vous le remarquerez, dans cet extrait, le lecteur, par conséquent moi, est directement interpellé par l’emploi du vous. Aussi, ils ont dix jours à eux et George lui avoue qu’elle aime son intelligence amoureuse. Ils repartiront après avoir donné libre cours à toute la frénésie sexuelle dont ils sont capables afin de se rassasier l’un de l’autre. Par la suite, ils se donnent des nouvelles par le biais d’appels téléphoniques, de lettres. Ainsi, Gauvain écrit à George à la fin d’une missive de lui garder une place dans son cœur. Gauvain et George se verront en Floride, en France, au Québec. Ils se retrouvent à Montréal, ils ont cinquante ans. Gauvain dira à celle qu’il appelle malgré tout sa femme :
-C’est pas ma vie qui compte pour moi, c’est toi dans ma vie. Tu le sais. Sans toi, je me fous de ce qui peut arriver. (p. 254)
George tant qu’à elle lui répondra :
Tu es vraiment sinoque! Tu crois qu’on reste trente ans à aimer un ‘’type-pas-pour-soi’’? (p. 254).
Cette histoire me touche depuis deux décennies. Je peux comprendre le fait que Benoîte Groult ait voulu l’immortaliser. Son écriture s’avère poétique, parfois ironique. Elle écrit bien et grâce à ce récit, elle nous fait vivre par procuration des émotions qui brisent les tabous au nom de l’amour. Les classes sociales sont renversées et la dualité entre le cœur et la raison s’avère une thématique qui vient me chercher… car, j’ai eu à transiger constamment avec cette dernière.
Le titre évoque à lui seul ce voyage à travers les vaisseaux pour aboutir au pays du cœur. À cet égard, c’est en naviguant à travers différents vaisseaux que nos deux protagonistes finiront par réaliser ce qu’est l’amour. Mais, en même temps, George perd à tout jamais Gauvain à cause d’un problème cardiaque. Quel paradoxe! Que dire de plus sur ce roman que j’aime tant? Que j’aurais aimé vivre une telle histoire?
Je vous laisse sur ce poème qu’offre George adolescente à Gauvain après avoir passé une soirée avec lui :
Très purs devant l’océan
Tous deux nous nous sommes assis
Tu étais timide comme un homme-enfant
Qui n’aurait pas lu Gide.
La nuit était douce comme la nuit
Mais moi froide comme la première femme.Nous sommes restés au bord du temps
Au bord du désir et de la femme en moi
Toi homme et moi jeune fille
Raide et calme
Comme on sait parfois l’être à vingt ans.Je reviens souvent à Raguenès
Moi qui ai lu Gide
Pour retrouver tes yeux fuyants
Et ta bouche sauvage et tremblante.
Je suis douce aujourd’hui comme la première femme
Mais les nuits sont froides comme la nuit.Je t’embrasserais si bien ce soir pourtant
Dans le goût du sel sur nos peaux
Toi qui navigues en mer d’Irlande
Dans la violente étreinte des vagues
Bien loin de mes vingt ans
Et de la douce plage où tu me conduisis
Pour pêcher la bête fabuleuse
Qui ne s’est pas montrée.Et toi?
Viens-tu au rendez-vous parfois
Regretter ce baiser qu’on ne s’est pas donné? (p. 31)
J’espère avoir réussi à vous faire comprendre mon intérêt pour ce récit. Pour ce faire, j’ai abordé le fait que je peux vivre par procuration une histoire d’amour qui brise les tabous sociaux, j’ai soulevé que ma pulsion de voyeurisme était sollicitée et j’ai mentionné que je suis touchée par la thématique cœur-raison.
Si vous avez envie de plonger dans une mer de sensualité, de briser avec ces deux êtres toutes les conventions et de partir vous aussi à bord de ces vaisseaux du cœur, n’hésitez pas à lire cette histoire où la liberté d’aimer transcende toutes les pages.
Bien à vous,
Madame lit
Références :
GROULT, Benoîte. Les Vaisseaux du cœur, Paris, Bernard Grasset, 1988, 261 p.
JOUVE, Vincent. L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, 271 p.
J’ai très envie de lire ce livre et je trouve que tes questionnements sont fort intéressants : qu’est-ce qui fait qu’une oeuvre nous touche plus qu’une autre, le style, les personnages, l’histoire et la façon dont elle est mise en scène ? Je pense que j’aurais particulièrement aimé tes cours ! =)
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Merci pour ce beau commentaire…j’apprécie! Il y a des théoriciens littéraires qui ont travaillé sur le principe de la lecture. Si tu as envie d’en connaître un peu plus, je peux te donner des noms ainsi que leurs écrits. En ce qui concerne ce roman, tout est dit, pour ma part, dans ce texte, je t’encourage à le découvrir…
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Si tu as des références je veux bien, cela peut toujours êtres utiles =)
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Je te reviens sous peu, dès que je peux avoir accès à ma bibliothèque (à la maison)!
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Salut, désolée pour le délai… en ce qui concerne des références, il y a bien entendu Vincent Jouve et son essai L’effet-personnage dans le roman. Mais encore, Philippe Hamon s’est attardé à l’analyse du personnage dans Le personnel du roman. Le système des personnage dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola. Je te conseille également si tu ne les jamais lus Qu’est-ce que la littérature? de Sartre et Pouvoir de l’horreur de Julia Kristeva. Si d’autres titres me reviennent, je t’en fera part! Alors voilà. Merci!
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Ah super merci beaucoup ! Ceux de Sartres et Julia Krisetva me tentent beaucoup ! =)
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Quelle faute impardonnable Sartre et non Sartres, serait-il plusieurs ? haha
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Peut-être s’est-il réincarné? Bonnes lectures avec ces derniers. L’essai de Sartre est un incontournable pour tous les amoureux de la littérature. 🙂
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Ce serai génial ! haha Merci pour les infos en tout cas =)
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très belle analyse, vraiment très fouillée. Un travail en profondeur et des citations qui montrent une écriture soignée, de belle qualité. Cela donne vraiment envie de lire le roman…
j’aime également beaucoup le poème.
ma PAL va encore en prendre un coup chère Madame lit.
merci beaucoup pour ce partage en tout cas.
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Je vous remercie pour ce beau commentaire, chère Ève. J’ai tenté de rendre hommage d’une certaine façon à ce roman… un mélange d’éléments personnels et théoriques… J’aime moi aussi le poème… J’y pense souvent.
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Chère Nathalie!
Voilà une merveilleuse analyse qui donne envie de lire ce roman! J’ai particulièrement aimé les commentaires personnels que tu as intégré tout au long de ton analyse!
Merci de nous partager ton savoir, tant professionnel que personnel!
Christine
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Merci beaucoup pour ce magnifique commentaire. Tes impressions me donnent le courage de poursuivre ce blogue! Du plus profond de mon cœur, un gros merci…
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Le processus de lecture ! Très intéressant ! Belle et subtile analyse de votre part.
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Merci beaucoup pour ce commentaire! J’ai opté pour cette approche théorique lors de la rédaction de ma maîtrise. Au plaisir!
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