Chère lectrice, Cher lecteur,
J’imagine que vous connaissez mon admiration pour la plume de Benoîte Groult… Son roman Les Vaisseaux du cœur est sans aucun doute le roman d’amour qui a le plus marqué ma vie de lectrice. Alors, pour souligner la mort de cette grande dame de la littérature, voici un extrait de son roman La touche étoile.
Car c’est par amour pour la vie que je voudrais la quitter à temps, non sans un terrible regret. Mais je sais que tout ce que j’ai déjà perdu et tout ce qui s’en va chaque jour, ne sera remplacé par rien. […] Je veux m’en aller, ma hotte lourde de souvenirs et les yeux pleins de la fierté d’avoir vécu vivante jusqu’au bout. M’en aller à mon heure à moi, qui ne sera pas nécessairement celle des médecins, […]. (p. 274-276)
Voici également le billet que j’avais rédigé pour vous expliquer mes émotions par rapport à son roman Les Vaisseaux du cœur…
Chère lectrice, cher lecteur,
Depuis plusieurs années, je me pose des questions par rapport à mes choix de romans préférés. Qu’est-ce qui fait en sorte qu’un roman me plait plus qu’un autre? Pourquoi l’histoire présentée dans Les Vaisseaux du cœur de Benoîte Groult me bouleverse-t-elle? Je crois que tout simplement, la narratrice, dans ce récit, a réussi à parler avec intelligence à mon cœur, d’amour, de sensualité, d’affirmation de soi, de complicité. Mais encore, pour réussir à dialoguer avec un cœur, qu’est-ce que l’écrivain ou l’écrivaine doit faire? Le processus de lecture est un acte assez complexe. Lors de mes études au cycle supérieur, j’ai analysé l’effet-personnage adolescent à partir de la théorie présentée par Vincent Jouve dans son essai L’effet-personnage dans le roman. En passant, je n’aurais jamais pensé que j’allais à nouveau consulter cet ouvrage ou encore que j’allais le citer. Ce dernier mentionne dans sa partie concernant «le personnage comme prétexte» :
Pour cette dernière instance, le personnage n’est ni une marionnette, ni une personne, mais un support permettant de vivre imaginairement les désirs barrés par la vie sociale. Si le personnage peut ainsi apparaître comme médiateur entre l’imaginaire et l’auteur et les attentes du lecteur, c’est qu’il existe des invariants fantasmatiques préexistants à l’acte de lecture. Il est légitime de penser que les mécanismes psychiques à l’œuvre dans la création ne sont pas sensiblement différents de ceux qui déterminent la réception : créée pour combler le désir de l’artiste, l’œuvre comble également notre propre désir. (p. 150)
Dans ce roman, je peux, grâce au personnage de George «vivre imaginairement les désirs barrés par la vie sociale». Je crois également que je m’associe beaucoup à elle car c’est une passionnée, elle possède une force de caractère, elle apparaît indépendante, elle est intelligente, elle a une bonne culture et elle a fait des choix en fonction de sa carrière. En plus, ce récit est autobiographique; il impose donc un rapport privilégié entre l’auteur/le narrateur/ le lecteur. Ainsi, il comble un besoin entre les parties. Besoin pour l’écrivaine d’immortaliser une passion hors du commun et besoin pour le lecteur de vivre par procuration cette dernière afin de combler, peut-être, un vide émotionnel. D’ailleurs, Gauvain demandera à George d’écrire leur histoire. Mais encore, au début du récit, la narratrice me fait participer à ce dernier en m’octroyant le rôle de témoin. À la première phrase, elle pose la question suivante et me rend complice de son adultère et de son histoire : « D’abord, comment vais-je l’appeler pour que sa femme ne sache jamais?» et de poursuivre :
Il serait flatteur et plus facile pour expliquer cet amour d’évoquer une complicité d’idées ou de cultures, une amitié d’enfance, un talent rare chez l’un d’eux, une émouvante infirmité…, mais il faut bien reconnaître la vérité toute nue : ces deux-là étaient faits pour s’ignorer, voire se mépriser, et seul le langage inarticulé de l’amour leur a permis de communiquer […]. (p.14).
En ce sens, la narratrice, George, intellectuelle parisienne, et Gauvain, marin breton, vont vivre une histoire marquée par le sceau de la chair, mais qui, au fil du temps, va se transformer en amour. Ces deux êtres que tout oppose (classes sociales, études, intérêts) vont s’aimer durant plus de trente ans loin l’un de l’autre, en volant des jours ici et là à la vie. Ils vont réussir à se retrouver un peu partout aux quatre coins de la planète pour donner libre cours à leurs sentiments, à leur passion. Par ailleurs, ma pulsion de voyeurisme est doublement sollicitée. Ainsi, l’objet de voyeurisme se retrouve dans les scènes érotiques décrites par la narratrice dans des chambres et par le fait que cette relation semble interdite (convention, état matrimonial, etc.). Le premier chapitre débute ainsi :
J’avais dix-huit ans quand Gauvain m’est entré dans le cœur pour la vie, sans que nous ne le sachions, ni lui, ni moi. Oui, cela a commencé par le cœur ou ce que je prenais pour le cœur à cette époque et qui n’était encore que la peau. (p. 19).
Dans ce voyage de la vie, les deux protagonistes empruntent différents chemins, pour en arriver à l’amour. La narratrice, dès le premier chapitre, présente sa relation avec Gauvain comme étant mythique :
Quels mots d’ailleurs auraient pu rendre compte du sentiment qui nous envahissait et qui était, à l’évidence, totalement incongru et absurde? Le sentiment que nos corps et que nos âmes- car ce n’était pas nos cerveaux- aspiraient à se joindre, sans souci de tout ce qui pouvait nous séparer en ce bas monde. (p. 27).
Elle fait référence bien sûr à Platon et au concept de l’âme sœur. Comment ne pas être séduite? Deux âmes sœurs si différentes… qui se retrouvent, qui se perdent…Car Gauvain propose au tout début de l’histoire le mariage à George et il lui dit qu’il est prêt à suivre des cours, à rompre ses fiançailles et à l’épouser. Cette dernière refuse car elle a trop de préjugés et elle ne souhaite pas qu’il fasse partie de son cercle social. Elle ne se voit pas vivre à ses côtés. Elle dira :
Je ressentis un frisson de délaissement et maudis notre incapacité à vivre selon nos cœurs, la mienne sûrement, celle de Gauvain, qu’il aurait découverte plus tard. (p. 59)
George choisit alors d’écouter sa raison. Ensuite, les deux vont se marier à d’autres et avoir des enfants. Toutefois, George divorcera de son époux. Ils se revoient treize ans plus tard, par hasard, à Dakar. Ils retrouvent le langage du corps et du cœur. Ils passeront par la suite un séjour aux Seychelles :
Il était une fois dans un archipel de l’océan Indien, par le plus grand des hasards- ou était-ce la plus impérieuse des nécessités?- un marin et une historienne que rien ne prédisposait à se retrouver ensemble, l’un et l’autre habités par un désir si physique qu’ils n’osaient le nommer amour; l’un et l’autre incrédules devant cette attirance et s’attendant chaque matin à retrouver raison; l’un et l’autre enfin s’interrogeant sur ce qui leur advenait, comme vous ou moi, comme tous ceux qui ont buté un jour sur ce mystère lancinant dont seuls les poètes ont su sonder les profondeurs, sans pour autant supprimer la question. (p. 85)
Comme vous le remarquerez, dans cet extrait, le lecteur, par conséquent moi, est directement interpellé par l’emploi du vous. Aussi, ils ont dix jours à eux et George lui avoue qu’elle aime son intelligence amoureuse. Ils repartiront après avoir donné libre cours à toute la frénésie sexuelle dont ils sont capables afin de se rassasier l’un de l’autre. Par la suite, ils se donnent des nouvelles par le biais d’appels téléphoniques, de lettres. Ainsi, Gauvain écrit à George à la fin d’une missive de lui garder une place dans son cœur. Gauvain et George se verront en Floride, en France, au Québec. Ils se retrouvent à Montréal, ils ont cinquante ans. Gauvain dira à celle qu’il appelle malgré tout sa femme :
-C’est pas ma vie qui compte pour moi, c’est toi dans ma vie. Tu le sais. Sans toi, je me fous de ce qui peut arriver. (p. 254)
George tant qu’à elle lui répondra :
Tu es vraiment sinoque! Tu crois qu’on reste trente ans à aimer un ‘’type-pas-pour-soi’’? (p. 254).
Cette histoire me touche depuis deux décennies. Je peux comprendre le fait que Benoîte Groult ait voulu l’immortaliser. Son écriture s’avère poétique, parfois ironique. Elle écrit bien et grâce à ce récit, elle nous fait vivre par procuration des émotions qui brisent les tabous au nom de l’amour. Les classes sociales sont renversées et la dualité entre le cœur et la raison s’avère une thématique qui vient me chercher… car, j’ai eu à transiger constamment avec cette dernière.
Le titre évoque à lui seul ce voyage à travers les vaisseaux pour aboutir au pays du cœur. À cet égard, c’est en naviguant à travers différents vaisseaux que nos deux protagonistes finiront par réaliser ce qu’est l’amour. Mais, en même temps, George perd à tout jamais Gauvain à cause d’un problème cardiaque. Quel paradoxe! Que dire de plus sur ce roman que j’aime tant? Que j’aurais aimé vivre une telle histoire?
Je vous laisse sur ce poème qu’offre George adolescente à Gauvain après avoir passé une soirée avec lui :
Très purs devant l’océan
Tous deux nous nous sommes assis
Tu étais timide comme un homme-enfant
Qui n’aurait pas lu Gide.
La nuit était douce comme la nuit
Mais moi froide comme la première femme.Nous sommes restés au bord du temps
Au bord du désir et de la femme en moi
Toi homme et moi jeune fille
Raide et calme
Comme on sait parfois l’être à vingt ans.Je reviens souvent à Raguenès
Moi qui ai lu Gide
Pour retrouver tes yeux fuyants
Et ta bouche sauvage et tremblante.
Je suis douce aujourd’hui comme la première femme
Mais les nuits sont froides comme la nuit.Je t’embrasserais si bien ce soir pourtant
Dans le goût du sel sur nos peaux
Toi qui navigues en mer d’Irlande
Dans la violente étreinte des vagues
Bien loin de mes vingt ans
Et de la douce plage où tu me conduisis
Pour pêcher la bête fabuleuse
Qui ne s’est pas montrée.Et toi?
Viens-tu au rendez-vous parfois
Regretter ce baiser qu’on ne s’est pas donné? (p. 31)
J’espère avoir réussi à vous faire comprendre mon intérêt pour ce récit. Pour ce faire, j’ai abordé le fait que je peux vivre par procuration une histoire d’amour qui brise les tabous sociaux, j’ai soulevé que ma pulsion de voyeurisme était sollicitée et j’ai mentionné que je suis touchée par la thématique cœur-raison.
Si vous avez envie de plonger dans une mer de sensualité, de briser avec ces deux êtres toutes les conventions et de partir vous aussi à bord de ces vaisseaux du cœur, n’hésitez pas à lire cette histoire où la liberté d’aimer transcende toutes les pages.
Donc, voici mon hommage à Benoîte Groult, 1920-2016…
Bien à vous,
Madame lit
Références :
GROULT, Benoîte. Les Vaisseaux du cœur, Paris, Bernard Grasset, 1988, 261 p.
GROULT, Benoîte. La touche étoile, Paris, Bernard Grasset, 2006, 283 p.
JOUVE, Vincent. L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, 271 p.
Très bel hommage…
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Merci. As-tu déjà lu Les Vaisseaux du coeur?
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Non.
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En plein dans le mille ! Me voilà impatiente de lire ce livre dont vous parlez si bien et qui a pour moi des échos tellement personnels. Je vais finir par lire tout ce que vous conseillez, les yeux fermés ;o)
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Votre commentaire me fait vraiment plaisir… Une touche d’étoile dans le ciel! Au plaisir chère dame.
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C’est beau…prête à embarquer sur ces vaisseaux du coeur avec quelqu’un qui me dirait : « C’est pas ma vie qui compte pour moi, c’est toi dans ma vie » ! Quel bonheur de s’identifier à ces personnages…
J’ai eu aussi dans ma bibliothèque d’étudiante l’ouvrage de Jouve lorsque je suivais un cursus en lettres modernes. Merci pour le souvenir !
Et surtout, merci pour ta belle chronique qui donne envie d’ouvrir son coeur en grand.
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Je t’invite à jeter un coup d’œil à cette citation https://madamelit.wordpress.com/2015/10/02/madame-lit-une-citation-dun-de-ses-romans-damour-preferes/… C’est à faire chavirer un coeur… Merci pour ton commentaire qui est toujours bien apprécié. Moi aussi je rêve de tels mots et j’embarquerai alors à bord de ces Vaisseaux!
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Citation lue ! Un merci sincère, c’est d’une force…un bel élan vers la vie.
Je crois que je vais me constituer une PAL spéciale Madame lit : Réjean Ducharme, Anne Hébert, Milan Kundera, Isabelle Arsenault, et maintenant Benoîte Groult ! Allez, au travail !
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Mais beaucoup de joie et de bonheur dans cette PAL… Je te souhaite de magnifiques découvertes littéraires avec ces auteurs. Au plaisir de lire tes chroniques sur ces derniers:)
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Un bel hommage… Toujours un plaisir chez toi… On découvre ainsi des auteurs, tes compatriotes… Je note…
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Merci Cat… Benoîte Groult était une grande féministe française et une écrivaine de talent. Au plaisir!
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Merci Madame, d’avoir si bien lu Benoîte Giroud pour nous. J’ai bien envie de sauter sur les vaisseaux du coeur, dès que j’en aurai fini de mon pavé. Je dois dire que les histoires d’amour me laissent souvent de marbre, en tout cas ces dernières années, mais le flot de celle-ci semble tellement puissant, qu’il sera difficile d’y résister!
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Ah les histoires d’amour! Ces « Vaisseaux du coeur » vous mèneront au pays de l’Amour le temps d’un récit… Une histoire de passion, de peau et finalement de coeur… J’espère qu’il vous plaira!
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Oui ! Un bien belle hommage, n’ai toujours lu les vaisseaux du coeur, même si depuis mon passage sur ce blog , il est sur la liste à lire.
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Merci! J’espère que vous pourrez le lire, un jour. Au plaisir!
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Je reviendrai commenter, bientôt.
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D’accord.
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Dire que je ne l’ai jamais lue… Je vais donc réparer avec « Les vaisseaux du coeur » pour commencer
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Je vous souhaite un très beau voyage à bord des « Vaisseaux du coeur »… Bonne lecture! Vous m’en redonnerez des nouvelles!
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J’ai reçu ce livre en cadeau en 1988. Je ne l’ai sûrement pas lu avec les mêmes yeux que ceux d’aujourd’hui. Ces jours-ci je le relis avec le regard d’une auteure qui est justement en train de corriger son manuscrit. Ce ne sont donc pas seulement les émois du corps et du coeur des personnages qui m’intéressent, mais surtout le style percutant et le riche vocabulaire qui parfois me donnent l’élan, parfois me font tellement douter des miens.
« Car si ce n’est pour éblouir, à quoi bon écrire. »
Et dans La presse+ de ce dimanche matin où les éditeurs demandent l’imprévisibilité.
Pourtant dans Les vaisseaux du coeur, tout me semble bien prévisible. Mais évidemment Benoîte Groult avait déjà un nom, elle.
L’effet-personnage, n’est-ce pas somme toute l’identification?
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Le processus d’identification est un élément associé à l’effet-personnage. Voici d’ailleurs un article que j’ai publié pour résumer l’essai de Vincent Jouve https://madamelit.wordpress.com/2015/11/11/madame-lit-un-billet-sur-leffet-personnage/. Benoite Groult avait certes un vocabulaire très riche. Toutefois, douter est très sain…Relire un roman avec les yeux d’un auteur doit être une expérience très spéciale…Merci pour votre commentaire que j’apprécie vraiment.
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